Les Châtiments - Victor Hugo
Au moment de rentrer en France
(31 août 1870)
Qui peut, en cet instant où Dieu peut-être échoue,
Deviner
Si c'est du côté sombre ou joyeux que la roue
Va tourner ?Qu'est-ce qui va sortir de ta main qui se voile,
Ô destin ?
Sera-ce l'ombre infâme et sinistre, ou l'étoile
Du matin ?
Je vois en même temps le meilleur et le pire ;
Noir tableau !
Car la France mérite Austerlitz, et l'empire
Waterloo.
J'irai, je rentrerai dans ta muraille sainte,
Ô Paris !
Je te rapporterai l'âme jamais éteinte
Des proscrits.
Puisque c'est l'heure où tous doivent se mettre à l'oeuvre,
Fiers, ardents,
Ecraser au dehors le tigre, et la couleuvre
Au dedans ;
Puisque l'idéal pur, n'ayant pu nous convaincre,
S'engloutit ;
Puisque nul n'est trop grand pour mourir, ni pour vaincre
Trop petit ;
Puisqu'on voit dans les cieux poindre l'aurore noire
Du plus fort ;
Puisque tout devant nous maintenant est la gloire
Ou la mort ;
Puisqu'en ce jour le sang ruisselle, les toits brûlent,
Jour sacré !
Puisque c'est le moment où les lâches reculent,
J'accourrai.
Et mon ambition, quand vient sur la frontière
L'étranger,
La voici : Part aucune au pouvoir, part entière
Au danger.
Puisque ces ennemis, hier encor nos hôtes,
Sont chez nous,
J'irai, je me mettrai, France, devant tes fautes,
A genoux !J'insulterai leurs chants, leurs aigles noirs, leurs serres,
Leurs défis ;
Je te demanderai ma part de tes misères,
Moi ton fils.
Farouche, vénérant, sous leurs affronts infâmes,
Tes malheurs,
Je baiserai tes pieds, France, l'oeil plein de flammes
Et de pleurs.
France, tu verras bien qu'humble tête éclipsée
J'avais foi,
Et que je n'eus jamais dans l'âme une pensée
Que pour toi.Tu me permettras d'être en sortant des ténèbres
Ton enfant ;
Et taudis que rira ce tas d'hommes funèbres
Triomphant,
Tu ne trouveras pas mauvais que je t'adore,
En priant,
Ebloui par ton front invincible, que dore
L'orient.Naguère, aux jours d'orgie où l'homme joyeux brille,
Et croit peu,
Pareil aux durs sarments desséchés où pétille
Un grand feu,
Quand, ivre de splendeur, de triomphe et de songes,
Tu dansais
Et tu chantais, en proie aux éclatants mensonges
Du succès,
Alors qu'on entendait ta fanfare de fête
Retentir,
Ô Paris, je t'ai fui comme le noir prophète
Fuyait Tyr.
Quand l'empire en Gomorrhe avait changé Lutèce,
Morne, amer,
Je me suis envolé dans la grande tristesse
De la mer.
Là, tragique, écoutant ta chanson, ton délire,
Bruits confus,
J'opposais à ton luxe, à ton rêve, à ton rire,
Un refus.
Mais aujourd'hui qu'arrive avec sa sombre foule
Attila,
Aujourd'hui que le monde autour de toi s'écroule,
Me voilà.
France, être sur ta claie à l'heure où l'on te traîne
Aux cheveux,
Ô ma mère, et porter mon anneau de ta chaîne,
Je le veux !
J'accours puisque sur toi la bombe et la mitraille
Ont craché.
Tu me regarderas debout sur ta muraille,
Ou couché.
Et peut-être, en ta terre où brille l'espérance,
Pur flambeau,
Pour prix de mon exil, tu m'accorderas, France,
Un tombeau.
Bruxelles, 31 août 1870.
NoxC'est la date choisie au fond de ta pensée,
I
Prince ! il faut en finir. - Cette nuit est glacée, viens, lève-toi !
Flairant dans l'ombre les escrocs,
Le dogue Liberté gronde et montre ses crocs ;
Quoique mis par Carlier à la chaîne, il aboie ;
N'attends pas plus longtemps ! c'est l'heure de la proie.
Vois, décembre épaissit son brouillard le plus noir.
Comme un baron voleur qui sort de son manoir,
Surprends, brusque assaillant, l'ennemi que tu cernes.
Debout ! les régiments sont là dans les casernes,
Sac au dos, abrutis de vin et de fureur,
N'attendant qu'un bandit pour faire un empereur.
Mets ta main sur ta lampe et viens d'un pas oblique ;
Prends ton couteau, l'instant est bon ; la République,
Confiante, et sans voir tes yeux sombres briller,
Dort, avec ton serment, prince, pour oreiller.Cavaliers, fantassins, sortez ! dehors les hordes !
Sus aux représentants ! soldats, liez de cordes
Vos généraux jetés dans la cave aux forçats !
Poussez, la crosse aux reins, l'assemblée à Mazas !
Chassez la haute-cour à coups de plat de sabre !
Changez-vous, preux de France, en brigands de Calabre !
Vous, bourgeois, regardez, vil troupeau, vil limon,
Comme un glaive rougi qu'agite un noir démon,Le coup d'état qui sort flamboyant de la forge !
Les tribuns pour le droit luttent ; qu'on les égorge !
Routiers, condottieri, vendus, prostitués,
Frappez ! tuez Baudin ! tuez Dussoubs ! tuez !
Que fait hors des maisons ce peuple ? Qu'il s'en aille !
Soldats, mitraillez-moi toute cette canaille !
Feu ! feu ! Tu voteras ensuite, ô peuple roi !
Sabrez l'honneur, sabrez le droit, sabrez la loi !
Que sur les boulevards le sang coule en rivières !
Du vin plein les bidons ! des morts plein les civières !
Qui veut de l'eau-de-vie ? En ce temps pluvieux
Il faut boire. Soldats, fusillez-moi ce vieux,
Tuez-moi cet enfant. Qu'est-ce que cette femme ?
C'est la mère ? tuez. Que tout ce peuple infâme
Tremble, et que les pavés rougissent ses talons !
Ce Paris odieux bouge et résiste. Allons !
Qu'il sente le mépris, sombre et plein de vengeance,
Que nous, la force, avons pour lui, l'intelligence !
L'étranger respecta Paris ; soyons nouveaux !
Traînons-le dans la boue aux crins de nos chevaux !
Qu'il meure ! qu'on le broie et l'écrase et l'efface !
Noirs canons, crachez-lui vos boulets à la face !C'est fini. Le silence est partout, et l'horreur.
II
Vive Poulmann césar et Soufflard empereur !
On fait des feux de joie avec les barricades ;
La porte Saint-Denis sous ses hautes arcades
Voit les brasiers trembler au vent et rayonner.
C'est fait, reposez-vous ; et l'on entend sonner
Dans les fourreaux le sabre et l'argent dans les poches.
De la banque aux bivouacs on vide les sacoches.
Ceux qui tuaient le mieux et qui n'ont pas bronché
Auront la croix d'honneur par-dessus le marché.
Les vainqueurs en hurlant dansent sur les décombres.
Des tas de corps saignants gisent dans les coins sombres.
Le soldat, gai, féroce, ivre, complice obscur,
Chancelle, et, de la main dont il s'appuie au mur,
Achève d'écraser quelque cervelle humaine.
On boit, on rit, on chante, on ripaille, on amène
Des vaincus qu'on fusille, hommes, femmes, enfants.
Les généraux dorés galopent triomphants,
Regardés par les morts tombés à la renverse.
Bravo ! César a pris le chemin de traverse !
Courons féliciter l'Elysée à présent.
Du sang dans les maisons, dans les ruisseaux du sang,
Partout ! Pour enjamber ces effroyables mares
Les juges lestement retroussent leurs simarres,
Et l'église joyeuse en emporte un caillot
Tout fumant, pour servir d'écritoire à Veuillot.
Oui, c'est bien vous qu'hier, riant de vos férules,
Un caporal chassa de vos chaises curules,
Magistrats ! Maintenant que, reprenant du coeur,
Vous êtes bien certains que Mandrin est vainqueur,
Que vous ne serez pas obligés d'être intègres,
Que Mandrin dotera vos dévouements allègres,
Que c'est lui qui paîra désormais, et très bien,
Qu'il a pris le budget, que vous ne risquez rien,
Qu'il a bien étranglé la loi, qu'elle est bien morte,
Et que vous trouverez ce cadavre à la porte,
Accourez, acclamez, et chantez hosanna !
Oubliez le soufflet qu'hier il vous donna,
Et puisqu'il a tué vieillards, mères et filles,
Puisqu'il est dans le meurtre entré jusqu'aux chevilles,
Prosternez-vous devant l'assassin tout-puissant,
Et léchez-lui les pieds pour effacer le sang !Donc cet homme s'est dit : « Le maître des armées,
III
L'empereur surhumain
Devant qui, gorge au vent, pieds nus, les renommées
Volaient, clairons en main,
» Napoléon, quinze ans régna dans les tempêtes
Du sud à l'aquilon.
Tous les rois l'adoraient, lui, marchant sur leurs têtes,
Eux, baisant son talon ;
» Il prit, embrassant tout dans sa vaste espérance,
Madrid, Berlin, Moscou ;
Je ferai mieux ; je vais enfoncer à la France
Mes ongles dans le cou !
» La France libre et fière et chantant la concorde
Marche à son but sacré ;
Moi, je vais lui jeter par derrière une corde
Et je l'étranglerai.» Nous nous partagerons, mon oncle et moi, l'histoire
Le plus intelligent,
C'est moi, certes ! il aura la fanfare de gloire,
J'aurai le sac d'argent.» Je me sers de son nom, splendide et vain tapage,
Tombé dans mon berceau.
Le nain grimpe au géant. Je lui laisse sa page,
Mais j'en prends le verso.» Je me cramponne à lui. C'est moi qui suis son maître.
J'ai pour sort et pour loi
De surnager sur lui dans l'histoire, ou peut-être
De l'engloutir sous moi.» Moi, chat-huant, je prends cet aigle dans ma serre.
Moi si bas, lui si haut,
Je le tiens ! je choisis son grand anniversaire,
C'est le jour qu'il me faut.
» Ce jour-là, je serai comme un homme qui monte
Le manteau sur ses yeux ;
Nul ne se doutera que j'apporte la honte
A ce jour glorieux ;» J'irai plus aisément saisir mon ennemie
Dans mes poings meurtriers
La France ce jour-là sera mieux endormie
Sur son lit de lauriers.Alors il vint, cassé de débauches, l'oeil terne,
Furtif, les traits pâlis,
Et ce voleur de nuit alluma sa lanterne
Au soleil d'Austerlitz !Victoire ! il était temps, prince, que tu parusses !
IV
Les filles d'opéra manquaient de princes russes ;
Les révolutions apportent de l'ennui
Aux Jeannetons d'hier, Pamélas d'aujourd'hui ;
Dans don Juan qui s'effraie un Harpagon éclate,
Un maigre filet d'or sort de sa bourse plate ;
L'argent devenait rare aux tripots ; les journaux
Faisaient le vide autour des confessionnaux ;
Le sacré-cœur, mourant de sa mort naturelle,
Maigrissait ; les protêts, tourbillonnant en grêle,
Drus et noirs, aveuglaient le portier de Magnan ;
On riait aux sermons de l'abbé Ravignan ;
Plus de pur-sang piaffant aux portes des donzelles ;
L'hydre de l'anarchie apparaissait aux belles
Sous la forme effroyable et triste d'un cheval
De fiacre les traînant pour trente sous au bal.
La désolation était sur Babylone.
Mais tu surgis, bras fort ; tu te dresses, colonne
Tout renaît, tout revit, tout est sauvé. Pour lors
Les figurantes vont récolter des milords,
Tous sont contents, soudards, francs viveurs, gent dévote,
Tous chantent, monseigneur l'archevêque, et Javotte.Allons ! congratulons, triomphons, partageons !
Les vieux partis, coiffés en ailes de pigeons,
Vont s'inscrire, adorant Mandrin, chez son concierge.
Falstaff allume un punch, Tartuffe brûle un cierge.
Vers l'Elysée en joie, où sonne le tambour,
Tous se hâtent, Parieu, Montalembert, Sibour,
Rouher, cette catin, Troplong, cette servante,
Grecs, juifs, quiconque a mis sa conscience en vente,
Quiconque vole et ment cum privilegio,
L'homme du bénitier, l'homme de l'agio,
Quiconque est méprisable et désire être infâme,
Quiconque, se jugeant dans le fond de son âme,
Se sent assez forçat pour être sénateur.
Myrmidon de César admire la hauteur.
Lui, fait la roue et trône au centre de la fête.
- Eh bien, messieurs, la chose est-elle un peu bien faite ?
Qu'en pense Papavoine et qu'en dit Loyola ?
Maintenant nous ferons voter ces drôles-là.
Partout en lettres d'or nous écrirons le chiffre. -
Gai ! tapez sur la caisse et soufflez dans le fifre ;
Braillez vos salvum fac, messeigneurs ; en avant
Des églises, abri profond du Dieu vivant,
On dressera des mâts avec des oriflammes.
Victoire ! venez voir les cadavres, mesdames.Où sont-ils ? Sur les quais, dans les cours, sous les ponts,
V
Dans l'égout, dont Maupas fait lever les tampons,
Dans la fosse commune affreusement accrue,
Sur le trottoir, au coin des portes, dans la rue,
Pêle-mêle entassés, partout ; dans les fourgons
Que vers la nuit tombante escortent les dragons,
Convoi hideux qui vient du Champ de Mars, et passe,
Et dont Paris tremblant s'entretient à voix basse.
Ô vieux mont des martyrs, hélas, garde ton nom !
Les morts, sabrés, hachés, broyés par le canon,
Dans ce champ que la tombe emplit de son mystère,
Etaient ensevelis la tête hors de terre.
Cet homme les avait lui-même ainsi placés,
Et n'avait pas eu peur de tous ces fronts glacés.
Ils étaient là, sanglants, froids, la bouche entrouverte,
La face vers le ciel, blêmes dans l'herbe verte,
Effroyables à voir dans leur tranquillité,
Eventrés, balafrés, le visage fouetté
Par la ronce qui tremble au vent du crépuscule
Tous, l'homme du faubourg qui jamais ne recule,
Le riche à la main blanche et le pauvre au bras fort,
La mère qui semblait montrer son enfant mort,
Cheveux blancs, tête blonde, au milieu des squelettes,
La belle jeune fille aux lèvres violettes,
Côte à côte rangés dans l'ombre au pied des ifs,
Livides, stupéfaits, immobiles, pensifs,
Spectres du même crime et des mêmes désastres,
De leur oeil fixe et vide ils regardaient les astres.
Dès l'aube, on s'en venait chercher dans ce gazon
L'absent qui n'était pas rentré dans la maison ;
Le peuple contemplait ces têtes effarées ;
La nuit, qui de décembre abrège les soirées,
Pudique, les couvrait du moins de son linceul.
Le soir, le vieux gardien des tombes, resté seul,
Hâtait le pas parmi les pierres sépulcrales,
Frémissant d'entrevoir toutes ces faces pâles
Et tandis qu'on pleurait dans les maisons en deuil,
L'âpre bise soufflait sur ces fronts sans cercueil,
L'ombre froide emplissait l'enclos aux murs funèbres ;
Ô morts, que disiez-vous à Dieu dans ces ténèbres ?On eût dit, en voyant ces morts mystérieux
Le cou hors de la terre et le regard aux cieux,
Que, dans le cimetière où le cyprès frissonne,
Entendant le clairon du jugement qui sonne,
Tous ces assassinés s'éveillaient brusquement,
Qu'ils voyaient, Bonaparte, au seuil du firmament
Amener devant Dieu ton âme horrible et fausse,
Et que, pour témoigner, ils sortaient de leur fosse.
Montmartre ! enclos fatal ! quand vient le soir obscur Aujourd'hui le passant évite encor ce mur.Un mois après, cet homme allait à Notre-Dame.
VI
Il entra le front haut ; la myrrhe et le cinname
Brûlaient ; les tours vibraient sous le bourdon sonnant ;
L'archevêque était là, de gloire rayonnant ;
Sa chape avait été taillée en un suaire ;
Sur une croix dressée au fond du sanctuaire
Jésus avait été cloué pour qu'il restât.
Cet infâme apportait à Dieu son attentat.
Comme un loup qui se lèche après qu'il vient de mordre,
Caressant sa moustache, il dit : - J'ai sauvé l'ordre !
Anges, recevez-moi dans votre légion !
J'ai sauvé la famille et la religion ! -
Et dans son oeil féroce, où Satan se contemple,
On vit luire une larme... - Ô colonnes du temple,
Abîmes qu'à Pathmos vit s'entrouvrir saint-Jean,
Cieux qui vîtes Néron, soleil qui vis Séjan,
Vents qui jadis meniez Tibère vers Caprée
Et poussiez sur les flots sa galère dorée,
Ô souffles de l'aurore et du septentrion,
Dites si l'assassin dépasse l'histrion !Toi qui bats de ton flux fidèle
VII
La roche où j'ai ployé mon aile,
Vaincu, mais non pas abattu,
Gouffre où l'air joue, où l'esquif sombre
Pourquoi me parles-tu dans l'ombre ?
Ô sombre mer, que me veux-tu ?Tu n'y peux rien ! Ronge tes digues,
Epands l'onde que tu prodigues,
Laisse-moi souffrir et rêver ;
Toutes les eaux de ton abîme,
Hélas ! passeraient sur ce crime,
Ô vaste mer, sans le laver !Je comprends, tu veux m'en distraire
Tu me dis : Calme-toi, mon frère,
Calme-toi, penseur orageux !
Mais toi-même alors, mer profonde,
Calme ton flot puissant qui gronde,
Toujours amer, jamais fangeux !Tu crois en ton pouvoir suprême,
Toi qu'on admire, toi qu'on aime,
Toi qui ressembles au destin,
Toi que les cieux ont azurée,
Toi qui dans ton onde sacrée
Laves l'étoile du matin !Tu me dis : Viens, contemple, oublie !
Tu me montres le mât qui plie,
Les blocs verdis, les caps croulants,
L'écume au loin dans les décombres,
S'abattant sur les rochers sombres
Comme une troupe d'oiseaux blancs,La pêcheuse aux pieds nus qui chante,
L'eau bleue où fuit la nef penchants,
Le marin, rude laboureur,
Les hautes vagues en démence
Tu me montres ta grâce immense
Mêlée à ton immense horreur ;Tu me dis : Donne-moi ton âme
Proscrit, éteins en moi ta flamme
Marcheur, jette aux flots ton bâton
Tourne vers moi ta vue ingrate.
Tu me dis : J'endormais Socrate !
Tu me dis : J'ai calmé Caton !Non ! respecte l'âpre pensée,
L'âme du juste courroucée,
L'esprit qui songe aux noirs forfaits !
Parle aux vieux rochers, tes conquêtes,
Et laisse en repos mes tempêtes !
D'ailleurs, mer sombre, je te hais !Ô mer ! n'est-ce pas toi, servante,
Qui traînes sur ton eau mouvante,
Parmi les vents et les écueils,
Vers Cayenne aux fosses profondes
Ces noirs pontons qui sur tes ondes
Passent comme de grands cercueils !N'est-ce pas toi qui les emportes
Vers le sépulcre ouvrant ses portes,
Tous nos martyrs au front serein,
Dans la cale où manque la paille,
Où les canons pleins de mitraille,
Béants, passent leur cou d'airain !Et s'ils pleurent, si les tortures
Font fléchir ces hautes natures,
N'est-ce pas toi, gouffre exécré,
Qui te mêles à leur supplice,
Et qui de ta rumeur complice
Couvres leur cri désespéré !Voilà ce qu'on a vu ! l'histoire le raconte,
VIII
Et lorsqu'elle a fini pleure, rouge de honte.Quand se réveillera la grande nation,
Quand viendra le moment de l'expiation,
Glaive des jours sanglants, oh ! ne sors pas de l'ombre !
Non ! non ! il n'est pas vrai qu'en plus d'une âme sombre,
Pour châtier ce traître et cet homme de nuit,
A cette heure, ô douleur, ta nécessité luit !
Souvenirs où l'esprit grave et pensif s'arrête !
Gendarmes, sabre nu, conduisant la charrette,
Roulements des tambours, peuple criant : frappons !
Foule encombrant les toits, les seuils, les quais, les ponts,
Grèves des temps passés, mornes places publiques
Où l'on entrevoyait des triangles obliques,
Oh ! ne revenez pas, lugubres visions !
Ciel ! nous allions en paix devant nous, nous faisions
Chacun notre travail dans le siècle où nous sommes,
Le poëte chantait l'oeuvre immense des hommes,
La tribune parlait avec sa grande voix,
On brisait échafauds, trônes, carcans, pavois,
Chaque jour décroissaient la haine et la souffrance,
Le genre humain suivait le progrès saint, la France
Marchait devant, avec sa flamme sur le front ;
Ces hommes sont venus ! lui, ce vivant affront,
Lui, ce bandit qu'on lave avec l'huile du sacre,
Ils sont venus, portant le deuil et le massacre,
Le meurtre, les linceuls, le fer, le sang, le feu,
Ilss ont semé cela sur l'avenir. Grand Dieu !
Et maintenant, pitié, voici que tu tressailles
A ces mots effrayants - vengeance ! représailles !Et moi, proscrit qui saigne aux ronces des chemins,
Triste, je rêve et j'ai mon front dans mes deux mains,
Et je sens, par instants, d'une aile hérissée,
Dans les jours qui viendront s'enfoncer ma pensée !
Géante aux chastes yeux, à l'ardente action,
Que jamais on ne voie, ô Révolution,
Devant ton fier visage où la colère brille,
L'Humanité, tremblante et te criant : ma fille !
Et, couvrant de son corps même les scélérats,
Se traîner à tes pieds en se tordant les bras !
Ah ! tu respecteras cette douleur amère,
Et tu t'arrêteras, Vierge, devant la Mère !Ô travailleur robuste, ouvrier demi-nu,
Moissonneur envoyé par Dieu même, et venu
Pour faucher en un jour dix siècles de misère,
Sans peur, sans pitié, vrai, formidable et sincère,
Egal par la stature au colosse romain,
Toi qui vainquis l'Europe et qui pris dans ta main
Les rois, et les brisas les uns contre les autres,
Né pour clore les temps d'où sortirent les nôtres,
Toi qui par la terreur sauvas la liberté,
Toi qui portes ce nom sombre : Nécessité !
Dans l'Histoire où tu luis comme en une fournaise,
Reste seul à jamais, Titan quatrevingt-treize !
Rien d'aussi grand que toi ne viendrait après toi.
D'ailleurs, né d'un régime où dominait l'effroi,
Ton éducation sur ta tête affranchie
Pesait, et, malgré toi, fils de la monarchie,
Nourri d'enseignements et d'exemples mauvais,
Comme elle tu versas le sang ; tu ne savais
Que ce qu'elle t'avait appris : le mal, la peine,
La loi de mort mêlée avec la loi de haine ;
Et, jetant bas tyrans, parlements, rois, Capets,
Tu te levais contre eux et comme eux tu frappais.
Nous, grâce à toi, géant qui gagnas notre cause,
Fils de la liberté, nous savons autre chose.
Ce que la France veut pour toujours désormais,
C'est l'amour rayonnant sur ses calmes sommets,
La loi sainte du Christ, la fraternité pure.
Ce grand mot est écrit dans toute la nature :
Aimez-vous ! aimez-vous ! - Soyons frères ; ayons
L'oeil fixé sur l'Idée, ange aux divins rayons.
L'Idée à qui tout cède et qui toujours éclaire
Prouve sa sainteté même dans sa colère.
Elle laisse toujours les principes debout.
Etre vainqueurs, c'est peu, mais rester grands, c'est tout.
Quand nous tiendrons ce traître, abject, frissonnant, blême
Affirmons le progrès dans le châtiment même.
La honte, et non la mort. - Peuples, couvrons d'oubli
L'affreux passé des rois, pour toujours aboli,
Supplices, couperets, billots, gibets, tortures !
Hâtons l'heure promise aux nations futures,
Où, calme et souriant aux bons, même aux ingrats,
La concorde, serrant les hommes dans ses bras,
Penchera sur nous tous sa tête vénérable !
Oh ! qu'il ne soit pas dit que, pour ce misérable,
Le monde en son chemin sublime a reculé !
Que Jésus et Voltaire auront en vain parlé !
Qu'il n'est pas vrai qu'après tant d'efforts et de peine,
Notre époque ait enfin sacré la vie humaine,
Hélas ! et qu'il suffit d'un moment indigné
Pour perdre le trésor par les siècles gagné !
On peut être sévère et de sang économe.
Oh ! qu'il ne soit pas dit qu'à cause de cet homme
La guillotine au noir panier, qu'avec dégoût
Février avait prise et jetée à l'égout,
S'est réveillée avec les bourreaux dans leurs bouges,
A ressaisi sa hache entre ses deux bras rouges,
Et, dressant son poteau dans les tombes scellé,
Sinistre, a reparu sous le ciel étoilé !
IX
Toi qu'aimait Juvénal gonflé de lave ardente,
Toi dont la clarté luit dans l'oeil fixe de Dante,
Muse Indignation, viens, dressons maintenant,
Dressons sur cet empire heureux et rayonnant,
Et sur cette victoire au tonnerre échappée,
Assez de piloris pour faire une épopée !
16-22 novembre. Jersey
I
LIVRE PREMIER- LA SOCIÉTÉ EST SAUVÉE France ! à l'heure où tu te prosternes,
Le pied d'un tyran sur ton front,
La voix sortira des cavernes ;
Les enchaînés tressailleront.Le banni, debout sur la grève,
Contemplant l'étoile et le flot,
Comme ceux qu'on entend en rêve,
Parlera dans l'ombre tout haut ;Et ses paroles qui menacent,
Ses paroles dont l'éclair luit,
Seront comme des mains qui passent
Tenant des glaives dans la nuit.Elles feront frémir les marbres
Et les monts que brunit le soir,
Et les chevelures des arbres
Frissonneront sous le ciel noir ;Elles seront l'airain qui sonne,
Le cri qui chasse les corbeaux,
Le souffle inconnu dont frissonne
Le brin d'herbe sur les tombeaux ;Elles crieront : Honte aux infâmes,
Aux oppresseurs, aux meurtriers !
Elles appelleront les âmes
Comme on appelle des guerriers !Sur les races qui se transforment,
Sombre orage, elles planeront ;
Et si ceux qui vivent s'endorment,
Ceux qui sont morts s'éveilleront.30 mars. Jersey.
II- ToulonEn ces temps-là, c'était une ville tombée
I
Au pouvoir des anglais, maîtres des vastes mers,
Qui, du canon battue et de terreur courbée,
Disparaissait dans les éclairs.C'était une cité qu'ébranlait le tonnerre
A l'heure où la nuit tombe, à l'heure où le jour naît,
Qu'avait prise en sa griffe Albion, qu'en sa serre
La République reprenait.Dans la rade couraient les frégates meurtries ;
Les pavillons pendaient troués par le boulet ;
Sur le front orageux des noires batteries
La fumée à longs flots roulait.On entendait gronder les forts, sauter les poudres
Le brûlot flamboyait sur la vague qui luit ;
Comme un astre effrayant qui se disperse en foudres,
La bombe éclatait dans la nuit.Sombre histoire ! Quels temps ! Et quelle illustre page !
Tout se mêlait, le mât coupé, le mur détruit,
Les obus, le sifflet des maîtres d'équipage,
Et l'ombre, et l'horreur, et le bruit.Ô France ! tu couvrais alors toute la terre
Du choc prodigieux de tes rébellions.
Les rois lâchaient sur toi le tigre et la panthère,
Et toi, tu lâchais les lions.Alors la République avait quatorze armées ;
On luttait sur les monts et sur les océans.
Cent victoires jetaient au vent cent renommées.
On voyait surgir les géants !Alors apparaissaient des aubes rayonnantes.
Des inconnus, soudain éblouissant les yeux,
Se dressaient, et faisaient aux trompettes sonnantes
Dire leurs noms mystérieux.Ils faisaient de leurs jours de sublimes offrandes ;
Ils criaient : Liberté ! guerre aux tyrans ! mourons !
Guerre ! - et la gloire ouvrait ses ailes toutes grand
Au-dessus de ces jeunes fronts !Aujourd'hui c'est la ville où toute honte échoue.
II
Là, quiconque est abject, horrible et malfaisant,
Quiconque un jour plongea son honneur dans la boue,
Noya son âme dans le sang,Là, le faux monnayeur pris la main sur sa forge,
L'homme du faux serment et l'homme du faux poids,
Le brigand qui s'embusque et qui saute à la gorge
Des passants, la nuit, dans les bois,Là, quand l'heure a sonné, cette heure nécessaire,
Toujours, quoi qu'il ait fait pour fuir, quoi qu'il ait dit,
Le pirate hideux, le voleur, le faussaire,
Le parricide, le bandit,
Qu'il sorte d'un palais ou qu'il sorte d'un bouge,
Vient, et trouve une main, froide comme un verrou,
Qui sur le dos lui jette une casaque rouge,
Et lui met un carcan au cou.L'aurore luit, pour eux sombre et pour nous vermeille.
Allons ! debout ! Ils vont vers le sombre océan.
Il semble que leur chaîne avec eux se réveille,
Et dit : me voilà ; viens-nous-en !Ils marchent, au marteau présentant leurs manilles,
A leur chaîne cloués, mêlant leurs pas bruyants,
Traînant leur pourpre infâme en hideuses guenilles,
Humbles, furieux, effrayants.Les pieds nus, leur bonnet baissé sur leurs paupières,
Dès l'aube harassés, l'oeil mort, les membres lourds,
Ils travaillent, creusant des rocs, roulant des pierres,
Sans trêve, hier, demain, toujours.Pluie ou soleil, hiver, été, que juin flamboie,
Que janvier pleure, ils vont, leur destin s'accomplit,
Avec le souvenir de leurs crimes pour joie,
Avec une planche pour lit.Le soir, comme un troupeau l'argousin vil les compte.
Ils montent deux à deux l'escalier du ponton,
Brisés, vaincus, le coeur incliné sous la honte,
Le dos courbé sous le bâton.La pensée implacable habite encor leurs têtes.
Morts vivants, aux labeurs voués, marqués au front,
Ils rampent, recevant le fouet comme des bêtes,
Et comme des hommes l'affront.Ville que l'infamie et la gloire ensemencent,
III
Où du forçat pensif le fer tond les cheveux,
Ô Toulon ! c'est par toi que les oncles commencent,
Et que finissent les neveux !Va, maudit ! ce boulet que, dans des temps stoïques,
Le grand soldat, sur qui ton opprobre s'assied,
Mettait dans les canons de ses mains héroïques,
Tu le traîneras à ton pied !Jersey, 28 octobre 1852
IIIApprochez-vous. Ceci, c'est le tas des dévots.
Cela hurle en grinçant un benedicat vos ;
C'est laid, c'est vieux, c'est noir. Cela fait des gazettes.
Pères fouetteurs du siècle, à grands coups de garcettes.
Ils nous mènent au ciel. Ils font, blêmes grimauds,
De l'âme et de Jésus des querelles de mots
Comme à Byzance au temps des Jeans et des Eudoxes.
Méfions-nous ; ce sont des gredins orthodoxes.
Ils auraient fait pousser des cris à Juvénal.
La douairière aux yeux gris s'ébat sur leur journal
Comme sur les marais la grue et la bécasse.
Ils citent Poquelin, Pascal, Rousseau, Boccace,
Voltaire, Diderot, l'aigle au vol inégal,
Devant l'official et le théologal.
L'esprit étant gênant, ces saints le congédient.
Ils mettent Escobar sous bande et l'expédient
Aux bedeaux rayonnants, pour quatre francs par mois.
Avec le vieux savon des jésuites sournois
Ils lavent notre époque incrédule et pensive,
Et le bûcher fournit sa cendre à leur lessive.
Leur gazette, où les mots de venin sont verdis,
Est la seule qui soit reçue au paradis.
Ils sont, là, tout-puissants ; et tandis que leur bande
Prêche ici-bas la dîme et défend la prébende,
Ils font chez Jéhovah la pluie et le beau temps.
L'ange au glaive de feu leur ouvre à deux battants
La porte bienheureuse, effrayante et vermeille ;
Tous les matins, à l'heure où l'oiseau se réveille,
Quand l'aube, se dressant au bord du ciel profond,
Rougit en regardant ce que les hommes font
Et que des pleurs de honte emplissent sa paupière,
Gais, ils grimpent là-haut, et, cognant chez saint-Pierre,
Jettent à ce portier leur journal impudent.
Ils écrivent à Dieu comme à leur intendant,
Critiquant, gourmandant, et lui demandant compte
Des révolutions, des vents, du flot qui monte,
De l'astre au pur regard qu'ils voudraient voir loucher,
De ce qu'il fait tourner notre terre et marcher
Notre esprit, et, d'un timbre ornant l'eucharistie,
Ils cachettent leur lettre immonde avec l'hostie.
Jamais marquis. voyant son carrosse broncher,
N'a plus superbement tutoyé son cocher ;
Si bien que, ne sachant comment mener le monde,
Ce pauvre vieux bon Dieu, sur qui leur foudre gronde,
Tremblant, cherchant un trou dans ses cieux éclatants,
Ne sait où se fourrer quand ils sont mécontents.
Ils ont supprimé Rome ; ils auraient détruit Sparte.
Ces drôles sont charmés de monsieur Bonaparte.
IV- Aux morts du 4 décembreJouissez du repos que vous donne le maître.
Vous étiez autrefois des coeurs troublés peut-être,
Qu'un vain songe poursuit ;
L'erreur vous tourmentait, ou la haine, ou l'envie ; s
Vos bouches, d'où sortait la vapeur de la vie,
Etaient pleines de bruit.
Faces confusément l'une à l'autre apparues,
Vous alliez et veniez en foule dans les rues,
Ne vous arrêtant pas,
Inquiets comme l'eau qui coule des fontaines,
Tous, marchant au hasard, souffrant les mêmes peines,
Mêlant les mêmes pas.
Peut-être un feu creusait votre tête embrasée,
Projets, espoirs, briser l'homme de l'Elysée,
L'homme du Vatican,
Verser le libre esprit à grands flots sur la terre
Car dans ce siècle ardent toute âme est un cratère
Et tout peuple un volcan.
Vous aimiez, vous aviez le coeur lié de chaînes
Et le soir vous sentiez, livrés aux craintes vaines,
Pleins de soucis poignants,
Ainsi que l'océan sent remuer ses ondes,
Se soulever en vous mille vagues profondes
Sous les cieux rayonnants.Tous, qui que vous fussiez, tête ardente, esprit sage,
Soit qu'en vos yeux brillât la jeunesse, ou que l'âge
Vous prît et vous courbât,
Que le destin pour vous fût deuil, énigme ou fête,
Vous aviez dans vos coeurs l'amour, cette tempête,
La douleur, ce combat.
Grâce au quatre décembre, aujourd'hui, sans pensée,
Vous gisez étendus dans la fosse glacée
Sous les linceuls épais ;
Ô morts, l'herbe sans bruit croît sur vos catacombes,
Dormez dans vos cercueils ! taisez-vous dans vos tombes
L'empire, c'est la paix.10 novembre. Jersey.
V- Cette nuit-làTrois amis l'entouraient. C'était à l'Elysée.
On voyait du dehors luire cette croisée.
Regardant venir l'heure et l'aiguille marcher,
Il était là, pensif ; et rêvant d'attacher
Le nom de Bonaparte aux exploits de Cartouche,
Il sentait approcher son guet-apens farouche.
D'un pied distrait dans l'âtre il poussait le tison,
Et voici ce que dit l'homme de trahison :
« Cette nuit vont surgir mes projets invisibles.
Les Saint-Barthélemy sont encore possibles.
Paris dort, comme aux temps de Charles de Valois.
Vous allez dans un sac mettre toutes les lois,
Et par-dessus le pont les jeter dans la Seine. »
Ô ruffians ! bâtards de la fortune obscène,
Nés du honteux coït de l'intrigue et du sort !
Rien qu'en songeant à vous mon vers indigné sort,
Et mon coeur orageux dans ma poitrine gronde
Comme le chêne au vent dans la forêt profonde !Comme ils sortaient tous trois de la maison Bancal,
Morny, Maupas le grec, Saint-Arnaud le chacal,
Voyant passer ce groupe oblique et taciturne,
Les clochers de Paris, sonnant l'heure nocturne,
S'efforçaient vainement d'imiter le tocsin ;
Les pavés de Juillet criaient à l'assassin !
Tous les spectres sanglants des antiques carnages,
Réveillés, se montraient du doigt ces personnages
La Marseillaise, archange aux chants aériens,
Murmurait dans les cieux : aux armes, citoyens !Paris dormait, hélas ! et bientôt, sur les places,
Sur les quais, les soldats, dociles populaces,
Janissaires conduits par Reibell et Sauboul,
Payés comme à Byzance, ivres comme à Stamboul,
Ceux de Dulac, et ceux de Korte et d'Espinasse,
La cartouchière au flanc et dans l'oeil la menace,
Vinrent, le régiment après le régiment,
Et le long des maisons ils passaient lentement,
A pas sourds, comme on voit les tigres dans les jongles
Qui rampent sur le ventre en allongeant leurs ongles
Et la nuit était morne, et Paris sommeillait
Comme un aigle endormi pris sous un noir filet.Les chefs attendaient l'aube en fumant leurs cigares.
Ô cosaques ! voleurs ! chauffeurs ! routiers ! bulgares !
Ô généraux brigands ! bagne, je te les rends !
Les juges d'autrefois pour des crimes moins grands
Ont brûlé la Voisin et roué vif Desrues !Eclairant leur affiche infâme au coin des rues
Et le lâche armement de ces filons hardis,
Le jour parut. La nuit, complice des bandits,
Prit la fuite, et, traînant à la hâte ses voiles,
Dans les plis de sa robe emporta les étoiles
Et les mille soleils dans l'ombre étincelant,
Comme les sequins d'or qu'emporte en s'en allant
Une fille, aux baisers du crime habituée,
Qui se rhabille après s'être prostituée.17 janvier
VI- Le Te Deum du 1er janvier 1852Prêtre, ta messe, écho des feux de peloton,
Est une chose impie.
Derrière toi, le bras ployé sous le menton,
Rit la mort accroupie.Prêtre, on voit frissonner, aux cieux d'où nous venons
Les anges et les vierges,
Quand un évêque prend la mèche des canons
Pour allumer les cierges.Tu veux être au sénat, voir ton siège élevé
Et ta fortune accrue.
Soit ; mais pour bénir l'homme, attends qu'on ait lavé
Le pavé de la rue.
Peuples, gloire à Gessler ! meure Guillaume Tell !
Un râle sort de l'orgue.
Archevêque, on a pris pour bâtir ton autel
Les dalles de la morgue.Quand tu dis : - Te Deum ! nous vous louons, Dieu fort !
Sabaoth des armées ! -
Il se mêle à l'encens une vapeur qui sort
Des fosses mal fermées.On a tué, la nuit, on a tué, le jour,
L'homme, l'enfant, la femme !
Crime et deuil ! Ce n'est plus l'aigle, c'est le vautour
Qui vole à Notre-Dame.Va, prodigue au bandit les adorations
Martyrs, vous l'entendîtes !
Dieu te voit, et là-haut tes bénédictions,
Ô prêtre, sont maudites !
Les proscrits sont partis, aux flancs du ponton noir,
Pour Alger, pour Cayenne ;
Ils ont vu Bonaparte à Paris, ils vont voir
En Afrique l'hyène.Ouvriers, paysans qu'on arrache au labour,
Le sombre exil vous fauche !
Bien, regarde à ta droite, archevêque Sibour,
Et regarde à ta gauche :Ton diacre est Trahison et ton sous-diacre est Vol
Vends ton Dieu, vends ton âme.
Allons, coiffe ta mitre, allons, mets ton licol,
Chante, vieux prêtre infâme !Le meurtre à tes côtés suit l'office divin,
Criant : feu sur qui bouge !
Satan tient la burette, et ce n'est pas de vin
Que ton ciboire est rouge.7 novembre. Jersey.
VII- Ad majorem dei gloriam« Vraiment, notre siècle est étrangement délicat. S'imagine-t-il donc que la cendre des bûchers soit totalement éteinte ? qu'il n'en soit pas resté le plus petit tison pour allumer une seule torche ? Les insensés ! en nous appelant jésuites, ils croient nous couvrir d'opprobre ! Mais ces jésuites leur réservent la censure, un bâillon et du feu... Et, un jour, ils seront les maîtres de leurs maîtres... »
(LE PERE ROOTHAAN, GÉNÉRAL DES JÉSUITES, A LA CONFÉRENCE DE CHIÉRI.)
Ils ont dit : «Nous serons les vainqueurs et les maîtres.
Soldats par la tactique et par la robe prêtres,
Nous détruirons progrès, lois, vertus, droits, talents.
Nous nous ferons un fort avec tous ces décombres,
Et pour nous y garder, comme des dogues sombres,
Nous démusèlerons les préjugés hurlants.
» Oui, l'échafaud est bon ; la guerre est nécessaire ;
Acceptez l'ignorance, acceptez la misère ;
L'enfer attend l'orgueil du tribun triomphant ;
L'homme parvient à l'ange en passant par la buse.
Notre gouvernement fait de force et de ruse
Bâillonnera le père, abrutira l'enfant.» Notre parole, hostile au siècle qui s'écoule,
Tombera de la chaire en flocons sur la foule
Elle refroidira les coeurs irrésolus,
Y glacera tout germe utile ou salutaire,
Et puis elle y fondra comme la neige à terre,
Et qui la cherchera ne la trouvera plus.Seulement un froid sombre aura saisi les, âmes ;
Seulement nous aurons tué toutes les flammes
Et si quelqu'un leur crie, à ces français d'alors
Sauvez la liberté pour qui luttaient vos pères !
Ils riront, ces français sortis de nos repaires,
De la liberté morte et de leurs pères morts.«Prêtres, nous écrirons sur un drapeau qui brille
- Ordre, Religion, Propriété, Famille. -
Et si quelque bandit, corse, juif ou payen,
Vient nous aider avec le parjure à la bouche,
Le sabre aux dents, la torche au poing, sanglant, farouche
Volant et massacrant, nous lui dirons : c'est bien !
«Vainqueurs, fortifiés aux lieux inabordables,
Nous vivrons arrogants, vénérés, formidables.
Que nous importe au fond Christ, Mahomet, Mithra !
Régner est notre but, notre moyen proscrire.
Si jamais ici-bas on entend notre rire,
Le fond obscur du coeur de l'homme tremblera.» Nous garrotterons l'âme au fond d'une caverne.
Nations, l'idéal du peuple qu'on gouverne,
C'est le moine d'Espagne ou le fellah du Nil.
A bas l'esprit ! à bas le droit ! vive l'épée !
Qu'est-ce que la pensée ? une chienne échappée.
Mettons Jean-Jacque au bagne et Voltaire au chenil.
» Si l'esprit se débat, toujours nous l'étouffâmes.
Nous parlerons tout bas à l'oreille des femmes.
Nous aurons les pontons, l'Afrique, le Spielberg.
Les vieux bûchers sont morts, nous les ferons revivre
N'y pouvant jeter l'homme, on y jette le livre ;
A défaut de Jean Huss, nous brûlons Gutenberg.» Et quant à la raison, qui prétend juger Rome,
Flambeau qu'allume Dieu sous le crâne de l'homme,
Dont s'éclairait Socrate et qui guidait Jésus,
Nous, pareils au voleur qui se glisse et qui rampe,
Et commence en entrant par éteindre la lampe,
En arrière et furtifs, nous soufflerons dessus.« Alors dans l'âme humaine obscurité profonde.
Sur le néant des coeurs le vrai pouvoir se fonde.
Tout ce que nous voudrons, nous le ferons sans bruit.
Pas un souffle de voix, pas un battement d'aile
Ne remuera dans l'ombre, et notre citadelle
Sera comme une tour plus noire que la nuit.» Nous régnerons. La tourbe obéit comme l'onde.
Nous serons tout-puissants, nous régirons le monde
Nous posséderons tout, force, gloire et bonheur ;
Et nous ne craindrons rien, n'ayant ni foi ni règles...
- Quand vous habiteriez la montagne des aigles,
Je vous arracherais de là, dit le Seigneur !8 novembre. Jersey.
VIII- A un martyrOn lit dans les Annales de la propagation de la Foi :
« Une lettre de Hong-Kong (Chine), en date du 24 juillet 1832,
nous annonce que M. Bonnard, missionnaire du Tong-King,
a été décapité pour la foi, le 1er mai dernier.
» Ce nouveau martyr était né dans le diocèse de Lyon
et appartenait à la Société des Missions étrangères.
Il était parti pour le Tong-King en 1849. »Ô saint prêtre ! grande âme ! oh ! je tombe à genoux !
I
Jeune, il avait encor de longs jours parmi nous,
Il n'en a pas compté le nombre ;
Il était à cet âge où le bonheur fleurit ;
Il a considéré la croix de Jésus-Christ
Toute rayonnante dans l'ombre.
Il a dit : « C'est le Dieu de progrès et d'amour.
Jésus, qui voit ton front croit voir le front du jour.
Christ sourit à qui le repousse.
Puisqu'il est mort pour nous, je veux mourir pour lui ;
Dans son tombeau, dont j'ai la pierre pour appui,
Il m'appelle d'une voix douce.» Sa doctrine est le ciel entr'ouvert ; par la main,
Comme un père l'enfant, il tient le genre humain ;
Par lui nous vivons et nous sommes ;
Au chevet des geôliers dormant dans leurs maisons,
Il dérobe les clefs de toutes les prisons
Et met en liberté les hommes.
» Or il est, loin de nous, une autre humanité
Qui ne le connaît point, et dans l'iniquité
Rampe enchaînée, et souffre et tombe ;
Ils font pour trouver Dieu de ténébreux efforts ;
Ils s'agitent en vain ; ils sont comme des morts
Qui tâtent le mur de leur tombe.
» Sans loi, sans but, sans guide, ils errent ici-bas.
Ils sont méchants, étant ignorants ; ils n'ont pas
Leur part de la grande conquête.
J'irai. Pour les sauver je quitte le saint lieu.
Ô mes frères, je viens vous apporter mon Dieu,
Je viens vous apporter ma tête ! »
Prêtre, il s'est souvenu, calme en nos jours troublés,
De la parole dite aux apôtres : - Allez,
Bravez les bûchers et les claies ! -
Et de l'adieu du Christ au suprême moment :
- Ô vivant, aimez-vous ! aimez. En vous aimant,
Frères, vous fermerez mes plaies. -
Il s'est dit qu'il est bon d'éclairer dans leur nuit
Ces peuples égarés loin du progrès qui luit,
Dont l'âme est couverte de voiles ;
Puis il s'en est allé, dans les vents, dans les flots,
Vers les noirs chevalets et les sanglants billots,
Les yeux fixés sur les étoiles.Ceux vers qui cet apôtre allait l'ont égorgé.
II
Oh ! tandis que là-bas, hélas ! chez ces barbares,
III
S'étale l'échafaud de tes membres chargé,
Que le bourreau, rangeant ses glaives et ses barres,
Frotte au gibet son ongle où ton sang s'est figé ;
Ciel ! tandis que les chiens dans ce sang viennent boire,
Et que la mouche horrible, essaim au vol joyeux,
Comme dans une ruche entre en ta bouche noire
Et bourdonne au soleil dans les trous de tes yeux ;
Tandis qu'échevelée, et sans voix, sans paupières,
Ta tête blême est là sur un infâme pieu,
Livrée aux vils affronts, meurtrie à coups de pierres,
Ici, derrière toi, martyr, on vend ton Dieu !
Ce Dieu qui n'est qu'à toi, martyr, on te le vole !
On le livre à Mandrin, ce Dieu pour qui tu meurs !
Des hommes, comme toi revêtus de l'étole,
Pour être cardinaux, pour être sénateurs,Des prêtres, pour avoir des palais, des carrosses,
Et des jardins l'été riant sous le ciel bleu,
Pour argenter leur mitre et pour dorer leurs crosses,
Pour boire de bon vin, assis près d'un bon feu,
Au forban dont la main dans le meurtre est trempée,
Au larron chargé d'or qui paye et qui sourit,
Grand Dieu ! retourne-toi vers nous, tête coupée !
Ils vendent Jésus-Christ ! ils vendent Jésus-Christ !
Ils livrent au bandit, pour quelques sacs sordides,
L'évangile, la loi, l'autel épouvanté,
Et la justice aux yeux sévères et candides,
Et l'étoile du coeur humain, la vérité !
Les bons jetés, vivants, au bagne, ou morts, aux fleuves,
L'homme juste proscrit par Cartouche Sylla,
L'innocent égorgé, le deuil sacré des veuves,
Les pleurs de l'orphelin, ils vendent tout cela !
Tout ! la foi, le serment que Dieu tient sous sa garde,
Le saint temple où, mourant, tu dis : Introïbo,
Ils livrent tout ! pudeur, vertu ! - martyr, regarde,
Rouvre tes yeux qu'emplit la lueur du tombeau ; -
Ils vendent l'arche auguste où l'hostie étincelle !
Ils vendent Christ, te dis-je ! et ses membres liés !
Ils vendent la sueur qui sur son front ruisselle,
Et les clous de ses mains, et les clous de ses pieds !
Ils vendent au brigand qui chez lui les attire
Le grand crucifié sur les hommes penché ;
Ils vendent sa parole, ils vendent son martyre,
Et ton martyre à toi par-dessus le marché !
Tant pour les coups de fouet qu'il reçut à la porte !
César ! tant pour l'amen, tant pour l'alleluia !
Tant pour la pierre où vint heurter sa tête morte !
Tant pour le drap rougi que sa barbe essuya !
Ils vendent ses genoux meurtris, sa palme verte,
Sa plaie au flanc, son oeil tout baigné d'infini,
Ses pleurs, son agonie, et sa bouche entrouverte,
Et le cri qu'il poussa : Lamma Sabacthani !
Ils vendent le sépulcre ! ils vendent les ténèbres !
Les séraphins chantant au seuil profond des cieux,
Et la mère debout sous l'arbre aux bras funèbres,
Qui, sentant là son fils, ne levait pas les yeux !
Oui, ces évêques, oui, ces marchands, oui, ces prêtres
A l'histrion du crime, assouvi, couronné,
A ce Néron repu qui rit parmi les traîtres,
Un pied sur Thraséas, un coude sur Phryné,
Au voleur qui tua les lois à coups de crosse,
Au pirate empereur Napoléon dernier,
Ivre deux fois, immonde encor plus que féroce,
Pourceau dans le cloaque et loup dans le charnier,
Ils vendent, ô martyr, le Dieu pensif et pâle
Qui, debout sur la terre et sous le firmament,
Triste et nous souriant dans notre nuit fatale,
Sur le noir Golgotha saigne éternellement !5-8 décembre. Jersey.
IX- L'art et le peupleL'art, c'est la gloire et la joie.
I
Dans la tempête il flamboie ;
Il éclaire le ciel bleu.
L'art, splendeur universelle,
Au front du peuple étincelle,
Comme l'astre au front de Dieu.
L'art est un champ magnifique
Qui plaît au coeur pacifique,
Que la cité dit aux bois,
Que l'homme dit à la femme,
Que toutes les voix de l'âme
Chantent en choeur à la fois !
L'art, c'est la pensée humaine
Qui va brisant toute chaîne !
L'art, c'est le doux conquérant !
A lui le Rhin et le Tibre !
Peuple esclave, il te fait libre ;
Peuple libre, il te fait grand !Ô bonne France invincible,
II
Chante ta chanson paisible !
Chante, et regarde le ciel !
Ta voix joyeuse et profonde
Est l'espérance du monde,
Ô grand peuple fraternel !
Bon peuple, chante à l'aurore,
Quand le soir vient, chante encore !
Le travail fait la gaîté.
Ris du vieux siècle qui passe !
Chante l'amour à voix basse,
Et tout haut la liberté !
Chante la sainte Italie,
La Pologne ensevelie,
Naples qu'un sang pur rougit,
La Hongrie agonisante... -
Ô tyrans ! le peuple chante
Comme le lion rugit !
7 novembre 1851.
X- ChansonCourtisans ! attablés dans la splendide orgie,
La bouche par le rire et la soif élargie,
Vous célébrez César, très bon, très grand, très pur ;
Vous buvez, apostats à tout ce qu'on révère,
Le chypre à pleine coupe et la honte à plein verre...
Mangez, moi je préfère,
Vérité, ton pain dur.
Boursier qui tonds le peuple, usurier qui le triches,
Gais soupeurs de Chevet, ventrus, coquins et riches,
Amis de Fould le juif et de Maupas le grec,
Laissez le pauvre en pleurs sous la porte cochère,
Engraissez-vous, vivez, et faites bonne chère... -
Mangez, moi je préfère,
Probité, ton pain sec.
L'opprobre est une lèpre et le crime une dartre.
Soldats qui revenez du boulevard Montmartre,
Le vin, au sang mêlé, jaillit sur vos habits
Chantez ! la table emplit l'Ecole militaire,
Le festin fume, on trinque, on boit, on roule à terre...
Mangez, moi je préfère,
Ô gloire, ton pain bis.
Ô peuple des faubourgs, je vous ai vu sublime.
Aujourd'hui vous avez, serf grisé par le crime,
Plus d'argent dans la poche, au coeur moins de fierté
On va, chaîne au cou, rire et boire à la barrière.
Et vive l'empereur ! et vive le salaire !... -
Mangez, moi je préfère,
Ton pain noir, Liberté !
19 décembre.
XIOh ! je sais qu'ils feront des mensonges sans nombre
I
Pour s'évader des mains de la Vérité sombre,
Qu'ils nieront, qu'ils diront : ce n'est pas moi, c'est lui.
Mais, n'est-il pas vrai, Dante, Eschyle, et vous, prophètes ?
Jamais, du poignet des poëtes,
Jamais, pris en collet, les malfaiteurs n'ont fui.
J'ai fermé sur ceux-ci mon livre expiatoire ;
J'ai mis des verrous à l'histoire ;
L'histoire est un bagne aujourd'hui.
Le poëte n'est plus l'esprit qui rêve et prie ;
Il a la grosse clef de la conciergerie.
Quand ils entrent au greffe, où pend leur chaîne au clou,
On regarde le prince aux poches, comme un drôle,
Et les empereurs à l'épaule ;
Macbeth est un escroc, César est un filou.
Vous gardes des forçats, ô mes strophes ailées !
Les Calliopes étoilées
Tiennent des registres d'écrou.
II
Ô peuples douloureux, il faut bien qu'on vous venge !
Les rhéteurs froids m'ont dit : Le poëte, c'est l'ange,
Il plane, ignorant Fould, Magnan, Morny, Maupas ;
Il contemple la nuit sereine avec délices... -
Non, tant que vous serez complices
De ces crimes hideux que je suis pas à pas,
Tant que vous couvrirez ces brigands de vos voiles,
Cieux azurés, soleils, étoiles,
Je ne vous regarderai pas !
Tant qu'un gueux forcera les bouches à se taire,
Tant que la liberté sera couchée à terre
Comme une femme morte et qu'on vient de noyer,
Tant que dans les pontons on entendra des râles,
J'aurai des clartés sépulcrales
Pour tous ces fronts abjects qu'un bandit fait ployer ;
Je crierai : Lève-toi, peuple ! ciel, tonne et gronde !
La France, dans sa nuit profonde,
Verra ma torche flamboyer !Ces coquins vils qui font de la France une Chine,
III
On entendra mon fouet claquer sur leur échine.
Ils chantent : Te Deum, je crierai : Memento !
Je fouaillerai les gens, les faits, les noms, les titres,
Porte-sabres et porte-mitres ;
Je les tiens dans mon vers comme dans un étau.
On verra choir surplis, épaulettes, bréviaires,
Et César, sous mes étrivières,
Se sauver, troussant son manteau !
Et les champs, et les prés, le lac, la fleur, la plaine,
Les nuages, pareils à des flocons de laine,
L'eau qui fait frissonner l'algue et les goëmons,
Et l'énorme océan, hydre aux écailles vertes,
Les forêts de rumeurs couvertes,
Le phare sur les flots, l'étoile sur les monts,
Me reconnaîtront bien et diront à voix basse
C'est un esprit vengeur qui passe,
Chassant devant lui les démons !
13 novembre. Jersey.
XII- Carte d'EuropeDes sabres sont partout posés sur les provinces.
L'autel ment. On entend ceux qu'on nomme les prince
Jurer, d'un front tranquille et sans baisser les yeux,
De faux serpents qui font, tant ils navrent les âmes,
Tant ils sont monstrueux, effroyables, infâmes,
Remuer le tonnerre endormi dans les cieux.
Les soldats ont fouetté des femmes dans les rues.
Où sont la liberté, la vertu ? disparues !
Dans l'exil ! dans l'horreur des pontons étouffants !
Ô nations ! où sont vos âmes les plus belles ?
Le boulet, c'est trop peu contre de tels rebelles
Haynau dans les canons met des têtes d'enfants.
Peuple russe, tremblant et morne, tu chemines,
Serf à Saint-Pétersbourg, ou forçat dans les mines.
Le pôle est pour ton maître un cachot vaste et noir ;
Russie et Sibérie, ô czar ! tyran ! vampire !
Ce sont les deux moitiés de ton funèbre empire ;
L'une est l'oppression, l'autre est le Désespoir.
Les supplices d'Ancône emplissent les murailles.
Le pape Mastaï fusille ses ouailles ;
Il pose là l'hostie et commande le feu.
Simoncelli périt le premier ; tous les autres
Le suivent sans pâlir, tribuns, soldats, apôtres ;
Ils meurent, et s'en vont parler du prêtre à Dieu.
Saint-Père, sur tes mains laisse tomber tes manches !
Saint-Père, on voit du sang à tes sandales blanches !
Borgia te sourit, le pape empoisonneur.
Combien sont morts ? combien mourront ? qui sait le nombre ?
Ce qui mène aujourd'hui votre troupeau dans l'ombre,
Ce n'est pas le berger, c'est le boucher, Seigneur !
Italie ! Allemagne ! ô Sicile ! ô Hongrie !
Europe, aïeule en pleurs, de misère amaigrie,
Vos meilleurs fils sont morts ; l'honneur sombre est absent.
Au midi l'échafaud, au nord un ossuaire.
La lune chaque nuit se lève en un suaire,
Le soleil chaque soir se couche dans du sang.
Sur les français vaincus un saint-office pèse.
Un brigand les égorge, et dit : je les apaise.
Paris lave à genoux le sang qui l'inonda ;
La France garrottée assiste à l'hécatombe.
Par les pleurs, par les cris, réveillés dans la tombe,
- Bien ! dit Laubardemont ; - Va ! dit Torquemada.
Batthyani, Sandor, Poërio, victimes !
Pour le peuple et le droit en vain nous combattîmes.
Baudin tombe, agitant son écharpe en lambeau.
Pleurez dans les forêts, pleurez sur les montagnes !
Où Dieu mit des édens les rois mettent des bagnes
Venise est une chiourme et Naple est un tombeau.
Le gibet sur Arad ! le gibet sur Palerme !
La corde à ces héros qui levaient d'un bras ferme
Leur drapeau libre et fier devant les rois tremblants !
Tandis qu'on va sacrer l'empereur Schinderhannes,
Martyrs, la pluie à flots ruisselle sur vos crânes,
Et le bec des corbeaux fouillé vos yeux sanglants.
Avenir ! avenir ! voici que tout s'écroule !
Les pâles rois ont fui, la mer vient, le flot roule,
Peuples ! le clairon sonne aux quatre coins du ciel ;
Quelle fuite effrayante et sombre ! les armées
S'en vont dans la tempête en cendres enflammées,
L'épouvante se lève. - Allons, dit l'Eternel !
Jersey, 5 novembre 1852
XIII- ChansonLa femelle ? elle est morte.
Le mâle ? un chat l'emporte
Et dévore ses os.
Au doux nid qui frissonne
Qui reviendra ? personne.
Pauvres petits oiseaux !Le pâtre absent par fraude !
Le chien mort ! le loup rôde,
Et tend ses noirs panneaux.
Au bercail qui frissonne
Qui veillera ? personne.
Pauvres petits agneaux !L'homme au bagne ! la mère
A l'hospice ! ô misère !
Le logis tremble aux vents
L'humble berceau frissonne.
Qui reste-t-il ? personne.
Pauvres petits enfants !
22 février. Jersey.
XIV
C'est la nuit ; la nuit noire, assoupie et profonde.
L'ombre immense élargit ses ailes sur le monde.
Dans vos joyeux palais gardés par le canon,
Dans vos lits de velours, de damas, de linon,
Sous vos chauds couvre-pieds de martres zibelines
Sous le nuage blanc des molles mousselines,
- Derrière vos rideaux qui cachent sous leurs plis
Toutes les voluptés avec tous les oublis,
Aux sons d'une fanfare amoureuse et lointaine,
Tandis qu'une veilleuse, en tremblant, ose à peine
Eclairer le plafond de pourpre et de lampas,
Vous, duc de Saint-Arnaud, vous, comte de Maupas,
Vous, sénateurs, préfets, généraux, juges, princes,
Toi, César, qu'à genoux adorent tes provinces,
Toi qui rêvas l'empire et le réalisas,
Dormez, maîtres... - Voici le jour. Debout, forçats !
Jersey, 28 octobre 1852
XV- Confrontations
Ô cadavres, parlez ! quels sont vos assassins
Quelles mains ont plongé ces stylets dans vos seins ?
Toi d'abord, que je vois dans cette ombre apparaître,
Ton nom? - Religion. - Ton meurtrier? - Le prêtre.
- Vous, vos noms ? - Probité, pudeur, raison, vertu.
- Et qui vous égorgea ? - L'église. - Toi, qu'es-tu ?
- Je suis la foi publique. - Et qui t'a poignardée ?
- Le serment. - Toi, qui dors de ton sang inondée ?
- Mon nom était justice. - Et quel est ton bourreau ?
- Le juge. - Et toi, géant, sans glaive en ton fourreau ?
Et dont la boue éteint l'auréole enflammée ?
- Je m'appelle Austerlitz. - Qui t'a tué ? - L'armée.30 janvier
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