Tristia  -  Emile Nelligan
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  1. Le Lac
  2. L'ultimo angelo del Corregio
  3. Noël de vieil artiste
  4. La Cloche dans la brume
  5. Christ en croix
  6. Sérénade triste
  7. Tristesse blanche
  1. Roses d'octobre
  2. Mon sabot de Noël
  3. La Passante
  4. Sous les faunes
  5. Ténèbres
  6. La Romance du Vin

              Le Lac

Remémore, mon coeur, devant l'onde qui fuit
De ce lac solennel, sous l'or de la vesprée,
Ce couple malheureux dont la barque éplorée
Y vint sombrer avec leur amour, une nuit.

Comme tout alentours se tourmente et sanglote !
Le vent verse les pleurs des astres aux roseaux,
Le lys s'y mire ainsi que l'azur plein d'oiseaux,
Comme pour y chercher une image qui flotte.

Mais rien n'en a surgi depuis le soir fatal
Où les amants sont morts enlaçant leurs deux vies,
Et les eaux en silence aux grèves d'or suivies
Disent qu'ils dorment bien sous leur calme cristal.

Ainsi la vie humaine est un grand lac qui dort
Plein, sous le masque froid des ondes déployées,
De blonds rêves déçus, d'illusions noyées,
Où l'Espoir vainement mire ses astres d'or.

L'ultimo angelo del Corregio

Les yeux hagards, la joue pâlie,
Mais le coeur ferme et sans regret,
Dans sa mansarde d'Italie
Le divin Corrège expirait.

Autour de l'atroce grabat,
La bonne famille du maître
Cherche un peu de sa vie à mettre
Dans son coeur à peine qui bat.

Mais la vision cérébrale
Fomente la fièvre du corps,
Et son âme qu'agite un râle,
Sonne de bizarres accords.

Il veut peindre. Très lentement
De l'oreiller il se soulève,
Simulant quelque archange en rêve
En oubli du Ciel un moment.

Son oeil fouille la chambre toute,
Et soudain se fixe, étonné.
Il voit son modèle, il n'a doute,
Dans le berceau du dernier né.

Son jeune enfant près du panneau
Tout rose dans le linge orange,
A joint ses petites mains d'ange
Vers le cadre du Bambino.

Et sa filiale prière
À celle de l'Éden fait lien :
Dans du soir d'or italien,
Vision de blanche lumière.

" Vite qu'on m'apporte un pinceau !
" Mes couleurs ! crie le vieil artiste,
" Je veux peindre la pose triste
" De mon enfant dans son berceau.

" Mon pinceau ! délire Corrège,
" Je veux saisir en son essor
" Ce sublime idéal de neige
" Avant qu'il retourne au ciel d'or ! "

Comme il peint ! Comme sur la toile
Le génie coule à flot profond !
C'est un chérubin au chef blond,
En chemise couleur d'étoile.

Mais le peintre, pris tout à coup
D'un hoquet, retombe. Il expire.
Tandis que la sueur au cou
S'est figée en perle de cire.

Ainsi mourut l'artiste étrange
Dont le coeur d'idéal fut plein ;
Qui fit de son enfant un ange,
Avant d'en faire un orphelin.

Noël de vieil artiste

La bise geint, la porte bat,
Un Ange emporte sa capture.
Noël, sur la pauvre toiture,
Comme un De Profundis, s'abat.

L'artiste est mort en plein combat,
Les yeux rivés à sa sculpture.
La bise geint, la porte bat,
Un Ange emporte sa capture.

Ô Paradis ! puisqu'il tomba,
Tu pris pitié de sa torture.
Qu'il dorme en bonne couverture,
Il eut si froid sur son grabat !

La bise geint, la porte bat...

    La Cloche dans la brume

Écoutez, écoutez, ô ma pauvre âme ! Il pleure
Tout au loin dans la brume ! Une cloche ! Des sons
Gémissent sous le noir des nocturnes frissons,
Pendant qu'une tristesse immense nous effleure.

À quoi songiez-vous donc ? à quoi pensiez-vous tant ?...
Vous qui ne priez plus, ah ! serait-ce, pauvresse,
Que vous compariez soudain votre détresse
À la cloche qui rêve aux angélus d'antan ?...

Comme elle vous geignez, funèbre et monotone,
Comme elle vous tintez dans les brouillards d'automne,
Plainte de quelque église exilée en la nuit,

Et qui regrette avec de sonores souffrances
Les fidèles quittant son enceinte qui luit,
Comme vous regrettez l'exil des Espérances.

           Christ en croix

Je remarquais toujours ce grand Jésus de plâtre
Dressé comme un pardon au seuil du vieux couvent,
Échafaud solennel à geste noir, devant
Lequel je me courbais, saintement idolâtre.

Or, l'autre soir, à l'heure où le cri-cri folâtre,
Par les prés assombris, le regard bleu rêvant,
Récitant Eloa, les cheveux dans le vent,
Comme il sied à l'Éphèbe esthétique et bellâtre,

J'aperçus, adjoignant des débris de parois,
Un gigantesque amas de lourde vieille croix
Et de plâtre écroulé parmi les primevères ;

Et je restai là, morne, avec les yeux pensifs,
Et j'entendais en moi des marteaux convulsifs
Renfoncer les clous noirs des intimes Calvaires !

           Sérénade triste

Comme des larmes d'or qui de mon coeur s'égouttent,
Feuilles de mes bonheurs, vous tombez toutes, toutes.

Vous tombez au jardin de rêve où je m'en vais,
Où je vais, les cheveux au vent des jours mauvais.

Vous tombez de l'intime arbre blanc, abattues
Ça et là, n'importe où, dans l'allée aux statues.

Couleur des jours anciens, de mes robes d'enfant,
Quand les grands vents d'automne ont sonné l'olifant.

Et vous tombez toujours, mêlant vos agonies,
Vous tombez, mariant, pâle, vos harmonies.

Vous avez chu dans l'aube au sillon des chemins ;
Vous pleurez de mes yeux, vous tombez de mes mains.

Comme des larmes d'or qui de mon coeur s'égouttent,
Dans mes vingt ans déserts vous tombez toutes, toutes.

           Tristesse blanche

Et nos coeurs sont profonds et vides comme un gouffre,
Ma chère, allons-nous en, tu souffres et je souffre.

Fuyons vers le castel de nos Idéals blancs
Oui, fuyons la Matière aux yeux ensorcelants.

Aux plages de Thulé, vers l'île des Mensonges,
Sur la nef des vingt ans fuyons comme des songes.

Il est un pays d'or plein de lieds et d'oiseaux,
Nous dormirons tous deux aux frais lits des roseaux.

Nous nous reposerons des intimes désastres,
Dans des rythmes de flûte, à la valse des astres.

Fuyons vers le château de nos Idéals blancs,
Oh ! fuyons la Matière aux yeux ensorcelants.

Veux-tu mourir, dis-moi ? Tu souffres et je souffre,
Et nos coeurs sont profonds et vides comme un gouffre.

        Roses d'octobre

Pour ne pas voir choir les roses d'automne,
Cloître ton coeur mort en mon coeur tué.
Vers des soirs souffrants mon deuil s'est rué,
Parallèlement au mois monotone.

Le carmin tardif et joyeux détonne
Sur le bois dolent de roux ponctué...
Pour ne pas voir choir les roses d'automne,
Cloître ton coeur mort en mon coeur tué.

Là-bas, les cyprès ont l'aspect atone ;
À leur ombre on est vite habitué,
Sous terre un lit frais s'ouvre situé ;
Nous y dormirons tous deux, ma mignonne,

Pour ne pas voir choir les roses d'automne.

Mon sabot de Noël

Jésus descend, marmots, chez vous,
Les mains pleines de gais joujoux.

Mettez tous, en cette journée,
Un bas neuf dans la cheminée.

Et soyez bons, ne pleurez pas...
Chut ! voici que viennent ses pas.

Il a poussé la grande porte,
Il entre avec ce qu'Il apporte...

Soyez heureux, ô chérubins !
Chefs de Corrège ou de Rubens...

Et dormez bien parmi vos langes,
Ou vous ferez mourir les anges.

Dormez, jusqu'aux gais carillons
Sonnant l'heure des réveillons.

      II

Pour nous, fils errants de Bohème,
Ah ! que l'Ennui fait Noël blême !

Jésus ne descend plus pour nous,
Nous avons eu trop de joujoux.

Mais c'est mainte affre nouveau-née
Dans l'infernale cheminée.

Nous avons tant de désespoir
Que notre sabot en est noir.

Les meurt-de-faim et les artistes
N'ont pour tout bien que leurs coeurs tristes.

             La Passante

Hier, j'ai vu passer, comme une ombre qu'on plaint,
En un grand parc obscur, une femme voilée :
Funèbre et singulière, elle s'en est allée,
Recélant sa fierté sous son masque opalin.

Et rien que d'un regard, par ce soir cristallin,
J'eus deviné bientôt sa douleur refoulée ;
Puis elle disparut en quelque noire allée
Propice au deuil profond dont son coeur était plein.

Ma jeunesse est pareille à la pauvre passante :
Beaucoup la croiseront ici-bas dans la sente
Où la vie à la tombe âprement nous conduit ;

Tous la verront passer, feuille sèche à la brise
Qui tourbillonne, tombe et se fane en la nuit ;
Mais nul ne l'aimera, nul ne l'aura comprise.

           Sous les faunes

Nous nous serrions, hagards, en silencieux gestes,
Aux flamboyants juins d'or, plein de relents, lassés,
Et tel, rêvassions-nous, longuement enlacés,
Par les grands soirs tombés, triomphalement prestes.

Debout au perron gris, clair-obscuré d'agrestes
Arbres évaporant des parfums opiacés,
Et d'où l'on constatait des marbres déplacés,
Gisant en leur orgueil de massives siestes.

Parfois, cloîtrés au fond des vieux kiosques proches,
Nous écoutions clamer des peuples fous de cloches
Dont les voix aux lointains se perdaient, toutes tues,

Et nos coeurs s'emplissaient toujours de vague émoi
Quand, devant l'oeil pierreux des funèbres statues,
Nous nous serrions, hagards, ma Douleur morne et moi.

                  Ténèbres

La tristesse a jeté sur mon coeur ses longs voiles
Et les croassements de ses corbeaux latents ;
Et je rêve toujours au vaisseau des vingt ans,
Depuis qu'il a sombré dans la mer des Étoiles.

Oh ! quand pourrais-je encor comme des crucifix
Étreindre entre mes doigts les chères paix anciennes,
Dont je n'entends jamais les voix musiciennes
Monter dans tout le trouble où je geins, où je vis ?

Et je voudrais rêver longuement, l'âme entière,
Sous les cyprès de mort, au coin du cimetière
Où gît ma belle enfance au glacial tombeau.

Mais je ne pourrai plus ; je sens des bras funèbres
M'asservir au Réel, dont le fumeux flambeau
Embrase au fond des Nuits mes bizarres Ténèbres !

       La Romance du Vin

Tout se mêle en un vif éclat de gaîté verte.
Ô le beau soir de mai ! Tous les oiseaux en choeur,
Ainsi que les espoirs naguères à mon coeur,
Modulent leur prélude à ma croisée ouverte.

Ô le beau soir de mai ! le joyeux soir de mai !
Un orgue au loin éclate en froides mélopées ;
Et les rayons, ainsi que de pourpres épées,
Percent le coeur du jour qui se meurt parfumé.

Je suis gai ! je suis gai ! Dans le cristal qui chante,
Verse, verse le vin ! verse encore et toujours,
Que je puisse oublier la tristesse des jours,
Dans le dédain que j'ai de la foule méchante !

Je suis gai ! je suis gai ! Dans le cristal qui chante,
Verse, verse le vin ! verse encore et toujours,
Que je puisse oublier la tristesse des jours,
Dans le dédain que j'ai de la foule méchante !

Je suis gai ! je suis gai ! Vive le vin et l'Art !...
J'ai le rêve de faire aussi des vers célèbres,
Des vers qui gémiront les musiques funèbres
Des vents d'automne au loin passant dans le brouillard.

C'est le règne du rire et de la rage
De se savoir poète et l'objet du mépris,
De se savoir un coeur et de n'être compris
Que par le clair de lune et les grands soirs d'orage !

Femmes ! je bois à vous qui riez du chemin
Où l'Idéal m'appelle en ouvrant ses bras roses ;
Je bois à vous surtout, hommes aux fronts moroses
Qui dédaignez ma vie et repoussez ma main !

Pendant que tout l'azur s'étoile dans la gloire,
Et qu'un hymne s'entonne au renouveau doré,
Sur le jour expirant je n'ai donc pas pleuré,
Moi qui marche à tâtons dans ma jeunesse noire !

Je suis gai ! Je suis gai ! Vive le soir de mai !
Je suis follement gai, sans être pourtant ivre !...
Serait-ce que je suis enfin heureux de vivre ;
Enfin mon coeur est-il guéri d'avoir aimé ?

Les cloches ont chanté ; le vent du soir odore...
Et pendant que le vin ruisselle à joyeux flots,
Je suis si gai, si gai, dans mon rire sonore,
Oh ! si gai, que j'ai peur d'éclater en sanglots !

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